Lyon People – Novembre 2022
Déméter et Gérard Gasquet se fondent dans le décor gothique de leur appartement lyonnais transformé en cabinet de curiosités
Déméter et Gérard Gasquet se fondent dans le décor gothique de leur appartement lyonnais transformé en cabinet de curiosités
Viens, accompagne-moi, suggère Demeter en montrant le lac et sa berge couverte d’aulnes. Et maintenant, regarde. Regarde.
Il n’y a plus de bruit, le silence gagne le monde. Seul un vent léger souffle dans les feuillages et ride la surface de l’eau. Le temps s’étire, l’esprit vagabonde sur l’onde claire, c’est l’heure du repos bienfaiteur, des rêveries calmes. Sentir l’odeur aigre de l’herbe fraîche, écouter le doux crissement des branches, goûter la caresse de la lumière jaune. C’est un baptême pour les sens.
L’eau est miroir aussi. La nature s’y reflète, dans un spectacle inversé, le haut en bas, le ciel au fond, les feuilles sans les troncs. Les repères se brouillent dans ce jeu de renvois, de multiples profondeurs, qui va du soleil jusqu’à l’en-deçà. Et le miroir se trouble sous l’effet du vent. Les frondaisons se déforment, les ombres projetées tressaillent, les couleurs vibrent plus encore. Le lac est une moire, un lacis tant l’eau scintille et frémit.
Demeter, avec ses nouvelles toiles, renouvelle profondément son écriture. Les peintures, de grand format, sont spectaculaires, elles s’imposent, frontales, puissantes, électriques. On est abasourdi par la force qui s’en dégage. Comme un coup de poing, le souffle d’une explosion. Les jaunes éclatent en d’innombrables miroitements, la toile se lézarde de noir, le fond, bleu ou blanc, irradie. Jamais Demeter n’a pas peint avec autant d’autorité, d’assurance, de liberté. C’est abstrait, presque graphique – les planches d’eau irisée, ondoyante, qu’elle a réalisées en parallèle à l’encre de chine, sont époustouflantes de rythme.
Bien sûr, comme toujours avec l’œuvre de Demeter, la première impression ne suffit pas. Rien de plat ni de décoratif dans ses nouvelles toiles. Il faut prêter attention, se donner le temps pour deviner ce qui se dérobe, ce qui se cache. L’eau qui danse avec la lumière est profonde, lourde. Elle attire, elle peut engloutir. Sous les arbres et leur feuillage fantomatiques qui s’y répercutent, on pressent un autre monde, inconnu, peut-être plus sombre, où s’aventurer, où se perdre. Alors surgit le mystère.
Les toiles du manteau du jardinier, la précédente série de Demeter, jouaient déjà avec les apparences. Cette entreprise de dévoilement de la nature parcourt, plus largement, tout son œuvre. Elle s’accomplit aujourd’hui, intense et lumineuse, dans l’eau et le vent.
Adrien Homécourt
Une grande tache blanche envahit la toile et vibre sous nos yeux. Elle recouvre, elle cache, elle protège. On ne comprend pas bien, on se perd.
Puis le regard se pose. On devine, sous ce manteau déployé par un jardinier, les fruits mûrs, les fleurs délicates, on repère l’entrelacs sous-jacent des branches, le départ des arbres. C’est à nous de construire l’en-deçà.
Demeter déroule un même jeu de transparence et d’effacement dans ses peintures d’eau et de plantes, où les niveaux se superposent et se mêlent, où les herbes vertes hautes se projettent dans la rivière et griffent le ciel, où les prêles et les massettes s’enfoncent dans les eaux d’un marais sous la lumière.
Elle ne peint jamais la surface des choses. Elle aime sonder les profondeurs, aller au-delà des évidences. Il ne faut pas s’y tromper. Derrière la nature bien rangée d’un jardin dans son manteau, s’en trouve une autre, sauvage, sans artifice ni filet, celle des bourrasques fortes, des odeurs irrégulières et du hasard.
Demeter aime les graines dispersées par le vent, les plantes qui prolifèrent, les espèces parasites qui s’accrochent à d’autres et s’accouplent. Elle aime aussi le fracas des tempêtes, les fleurs d’iris fanées, les pétales tombés, le bois brisé qui se putréfie après l’orage.
Elle aime, on le pressent dans ses dessins à l’encre, les animaux qui se dévorent et se battent, gueules grand ouvertes dans la nuit, pelage mouillé par la peur. Elle peut crier, déchirer et mordre. Elle connaît la vie violente et qui brûle.
Voilà ce que disent les dernières toiles de Demeter. Comme la déesse des moissons descendue aux enfers pour y rechercher sa fille, elle parcourt pour nous d’autres mondes, cachés, beaucoup plus troubles et noirs.
Adrien Homécourt
C’est le grand pays, celui des extraordinaires rencontres, celui qui détient tous les secrets confiés aux clairières, celui dont les mirages aquatiques captivent, celui dont le ciel est un pur miroir, un lieu gardé farouchement par son unique souveraine, la nature, notre mère initiale, détentrice de tous les éléménts primordiaux. Pour accéder à cet éternel éden, deux clés permettent de faire jouer la serrure de la porte cachée à tous les regards, la première a la forme de l’émerveillement, la seconde ressemble au visage d’une fleur des champs. Simplicité et attachement, force et délicatesse, beauté et constance, sont les mots animant cette contrée totalement ignorée de la multitude qui a oublié ses paradis d’enfance. Quelques êtres, hors du temps, y résident et parcourent inlassablement ses landes, ses sous-bois, ses prairies, ses champs. Parmi eux, le Jardinier, gardien attentif, orfèvre et tailleur, et la mémorialiste, déméter, qui en imprime, dessine et peint tous les portraits car elle sait, intimement, que le même souffle nous unit au végétal et à tout ce qui vit silencieusement.
Ses représentations d’un univers délaissé, humble et immuable, nous entraînent vers des rives où la conscience commune du vivant apparaît dans l’éclat solaire d’iris, graciles et fières sentinelles de la quiétude des étangs, dans un fruit presque mûr, ensommeillé sous l’habit protecteur qu’un ami lui a donné, dans la parure endiamantée d’un premier cep, dans le viril aspect d’un second et, plus loin, comme un modèle, dans la sereine pose de l’eau, que couronnent des nénuphars impassibles. Et, si tout nous semble familier, c’est parce que nous sommes de très proches parents, nous sommes toutes les fleurs, nous sommes l’onde transparente qui réfléchit, nous sommes ce qui surgit de terre, nous sommes l’arbre espérant le manteau du Jardinier.
Si déméter décrit notre destinée, sans détour, passionnément, par ces petits colliers de menues branches, ces bracelets de feuilles, ces bagues d’écorce, ces étoiles de rameaux fragmentés, c’est que nous ne sommes que cela et rien d’autre dans le grand pays. Notre existence est à l’image de ces éphémères créations, comme les traces légères des fleurs imprimées dans des pages immaculées, sous une poussière de neige. De la couleur au noir et blanc, les tableaux, ceux de notre trop court passage dans le jardin du possible, oscillent entre apaisement et tendresse. Tout ce qui est représenté est empli de ces deux sentiments, couple indissociable, et la douceur qui en émane nous rassure sur la poursuite de l’humaine odyssée, dans l’étrange séjour du terrestre rêve.
Les oeuvres de déméter débordent de vie, de la plus infime particule qui ne sait plus si elle est végétale ou animale, à la plus imposante qui se rapproche insensiblement de l’apparence humaine. Sur la toile, sur le papier, c’est une profusion de mouvements, tout vibre, tout se déplace, tout palpite. Des coeurs habitent toutes ces formes et les guident vers un accomplissement vital. Le vivant respire, en-dehors et au-dedans du cadre, sur et sous la toile, le vivant caresse la matière qui l’accueille et s’y fond amoureusement. Ces ardentes créations imaginaires, marquées du sceau de la réalité, c’est tout l’art de déméter, celle qui aime tant le grand pays qu’elle y passe ses jours et ses nuits, à la recherche de nos semblables élémentaires, en quête de nos parallèles parentés, sur le chemin qui mène à l’immense candeur de l’âme originelle.
Gérard Duchêne, janvier 2020
g.d@gmx.fr